Universitaire reconverti dans la bande dessinée, Alessandro Pignocchi a notamment publié “Anent. Nouvelles des indiens Jivaros” – un documentaire dessiné chez les Jivaros Achuar – et “Petit traité d’écologie sauvage“, où il imagine que l’animisme amazonien est devenu la pensée dominante. Il prolonge cet exercice sur son blog, Puntish, où il redouble de son humour gris pour présenter son tiraillement entre sa vie occidentale et son expérience humaine en Équateur.
Nous vous proposons ici une courte interview autour d’un pinceau et d’un verre de chicha !
Sandro, pourrais-tu, comme préliminaire, nous parler de ton parcours et tes expériences? Et notamment, nous expliquer pourquoi et comment tu as découvert les Indiens Jivaros Achuar ? Et pour suivre, nous donner une petite présentation rapide de ces communautés ?
Je suis venu pour la première fois en Equateur à 15 ans, pour observer les oiseaux ; je souffrais en effet d’une passion précoce pour l’ornithologie, qui confinait parfois à la pathologie (j’en dis quelques mots ici ). J’ai commencé à fréquenter des communautés indiennes (Huaorani, notamment) pour cette raison, comme un moyen pour passer du temps en Amazonie et observer les oiseaux ; je n’avais alors aucune curiosité anthropologique. Je ne regardais les indiens que pour glaner quelques anecdotes exotiques à raconter aux copains en rentrant. Longtemps après, à la lecture des textes des anthropologues, j’ai trouvé un peu minable ce manque d’intérêt. D’autant plus que les spécificités de la pensée amazonienne se manifestent de façon très discrète. Si on n’est pas renseigné en amont, on passe complètement à côté.
Les travaux de Philippe Descola m’ont particulièrement marqué. Il explique qu’en Amazonie, on ne trouve pas de concept de « nature », aucun mot dans les langues amazoniennes ne la désigne. En somme, pour les indiens, la nature n’existe pas. Les plantes et les animaux, avec qui on interagit quotidiennement, sont considérés comme des partenaires sociaux à peu près ordinaires – on se séduit, on se trompe, on tisse des alliances, on s’en veut, etc. De ce rapport au monde si particulier, bien sûr, je n’avais rien vu.
Comme Descola avait fait son terrain, dans les années soixante-dix, chez les Achuar, la tribu la plus isolée du groupe linguistique jivaro, j’ai décidé de me rendre chez eux pour voir, par comparaison avec mes premiers voyages, à quoi ressemblait un séjour dans une communauté amazonienne lorsqu’on disposait des grilles de lecture fournies par les anthropologues.
Le hasard m’a fait atterrir dans une petite communauté de cinq familles (aujourd’hui sept), Napurak, nichée sur une falaise qui domine le rio Pastaza, non loin de la frontière péruvienne.
Les Achuar d’Equateur (environs 5500 personnes) vivent des deux côtés de ce fleuve. Comme celui-ci n’est pas navigable, ils ont la chance d’être encore relativement tranquilles. A première vue, hormis les shorts Adidas et quelques gadgets technologiques, leur mode de vie ressemble encore à peu près au cliché occidental de l’indien.
Ma première bande dessinée, Anent. Nouvelles des Indiens jivaros, joue sur le décalage entre ce que je fantasmais avant de partir en lisant le récit de Descola, et la façon dont ça s’est passé pour moi, quarante ans plus tard. En allant à la rencontre d’un peuple réputé converser quotidiennement avec les plantes et les animaux, je m’attendais à recevoir en plein visage le choc de l’altérité absolue. Ça ne s’est pas produit. Du moins pas de la façon escomptée. Les Achuar se moquaient de moi, de mon incapacité à les imiter dans leurs activités ordinaires. J’essayais de me moquer d’eux en retour, on rigolait bien mais il n’y avait là rien de très dépaysant.
Pourquoi avoir décidé de les aider à monter un projet touristique ?
C’est une question complexe. Ce n’était pas du tout mon projet à la base. Je pourrais répondre simplement : parce qu’ils me l’ont demandé. Les Achuar sont en effet fasciné par la distance. Plus une chose vient de loin, plus elle a de valeur. L’idée de recevoir des gens venant de l’autre bout du monde les enchante. Et c’est pourquoi le contact est beaucoup plus facile avec eux qu’avec les autres ethnies amazoniennes que j’ai fréquentées.
Mais ça n’est pas la raison qui m’a poussé à accompagner de temps à autres des touristes chez eux (parler de projet touristique est pour l’instant exagéré). Dans un premier temps j’avais refusé. Et puis j’ai appris qu’une route s’approchait de chez eux. Celle-ci vient de rejoindre la première communauté achuar – Pumpuentza, à côté de Taisha. J’ai aussi appris qu’une partie des Achuar envisageait d’ouvrir grands les bras à l’exploitation minière. L’autre partie préfèrerait tenter de développer un tourisme communautaire.
L’option « rester tranquille dans sa forêt » n’étant pas vraiment envisageable.
On dit, en Equateur, que les Achuar pourraient dans une certaine mesure être maître de leur destin. Ils sont nombreux, relativement organisés et savent se lancer avec entrain dans la résistance armée. Pour cela, encore faudrait-il qu’ils soient d’accord, qu’ils pensent au futur et qu’ils se voient comme un peuple – que des idées nullement naturelles pour eux, qui relèvent de l’acculturation, mais qu’il semble malheureusement inévitable d’acquérir. À Napurak, j’essaie de leur montrer qu’il est possible de développer une forme de tourisme sans infrastructure, sans professionnalisation, mais qui leur apporte néanmoins les revenus dont ils ont très envie, pour voyager, entre autres. Mais c’est clairement une politique du moindre mal. Je me donne l’illusion de contribuer à atténuer légèrement les effets de la catastrophe qui s’annonce.
Selon toi, qu’apporte cette communauté à nous occidentaux ? Et nous, que pouvons-nous leur apporter ?
Pour un occidental, fréquenter une communauté amazonienne apporte entre autres des outils de pensée, des contre-points à nos façons de faire, susceptibles de nous aider à nous mettre nous-même à distance, à acquérir une prise réflexive sur des dimensions de notre rapport au monde qui sans cela se perdent dans l’évidence, dans l’habitude. Pour nous, qu’il existe une chose nommée « nature », une chose que l’on peut utiliser, est simplement une évidence. De même, il va de soi qu’un chef donne des ordres et a les moyens de les faire respecter. Que le politique est indissociable d’une société hiérarchisée, etc.
Une idée n’est réellement pensable qu’à partir du moment où on est capable d’envisager son contraire. Les sociétés amazoniennes nous fournissent cela, des contraires : dans leur monde, pas de distinction nature/culture : les plantes et les animaux sont considérés comme des personnes ; leur chef n’a aucun pouvoir mais seulement des devoirs – de parole, notamment : ils sont entièrement soumis au groupe ; pas non plus de hiérarchie transcendant le noyau familial. On pourrait ainsi multiplier les exemples.
Savoir ce que nous pouvons leurs apporter est une question plus difficile à poser. Dans la mesure où, à la base, ils n’avaient rien demandé. Et globalement, à chaque fois qu’on a essayé de leur apporter quelque chose, même avec les meilleures intentions (qu’on pense aux missionnaires ou aux ONG, aux programmes de santé ou d’éducation du gouvernement) on obtient des effets secondaires, plus ou moins catastrophiques. Maintenant que le contact a été fait et que l’hybridation de leur culture est en marche, la question est plutôt de savoir comment limiter les dégâts.
Avec les nouvelles technologies, la déforestation, et le progrès humains, chaque culture et peuple, même les plus éloignés sont connus. La communauté de Jivaros Achuar commence elle aussi à se moderniser, penses-tu que la culture achuar est en danger ? Qu’elle pourrait disparaître ?
Un esprit positif dirait que les cultures se sont toujours mêlées, hybridées, qu’elles se transforment et que parler de la disparition d’une culture n’a pas de sens. Un regard moins optimiste noterait tout de même qu’on voit aujourd’hui à l’œuvre une force unificatrice sans précédent. On pourra par exemple bientôt parler de « la nature » à l’échelle mondiale, sans qu’aucun peuple n’ait à y redire quoi que ce soit. Les Achuar eux même, du moins ceux qui parlent espagnol, ont déjà appris à répéter avec aisance des discours sur la nécessité de « protéger la nature », une expression qui à peine quelques décennies en arrière n’aurait eu aucun sens pour eux.
Et on pourra tous ensemble parler de la nature pour constater qu’elle disparait, que la marge dans laquelle s’épanouissent encore des processus qui échappent au moins en partie aux intentions humaines, se rétrécie chaque jour un peu plus – une marge pourtant probablement essentielle à l’équilibre psychologique de l’humanité (je développe cette idée ici).
Dans ton dernier livre, Petit traité d’écologie sauvage, on vit dans un monde où les valeurs sont inversées. En effet, le monde et ses dirigeants ont adopté l’animisme des Indiens d’Amazonie et la culture occidentale traditionnelle. Quant à elle, ne subsisterait plus que dans quelques régions françaises. Est-ce que tu penses que notre vision du monde peut évoluer et changer dans nos sociétés occidentales, sur différents sujets, comme la nature, l’écologie, la solidarité, etc. ?
L’idée qu’on gagnerait tous à considérer les plantes et les animaux comme des sujets plutôt que comme des objets est une idée qui commence vaguement à émerger. Mais c’est certainement beaucoup trop lent, et les forces contraires qu’elle a à affronter sont certainement beaucoup trop puissantes. Imaginer dans ma bande dessinée que cette idée est devenue une évidence pour à peu près tout le monde, hormis quelques occidentaux irréductibles, a été pour moi un exercice aussi jouissif qu’apaisant, mais probablement pas très réaliste.